La sonnambula
E cu 'a scusa ch'è na sunnambula,
chesta bambola, nèh, che fa? (Renato Carosone)
Histoire de l'errance nocturne d'une mauvaise dormeuse...
Elle chemine le long des rues désertes de son quartier, en direction de la banlieue. Pardon: à Genève, il est interdit d'appeler banlieue la banlieue: ce sont des "communes voisines", qui ont peu à peu fusionné avec la grande ville. Les buildings font place aux vieilles maisons basses; Lobita continue... et se perd. Elle repère la silhouette sombre des montagnes, sachant qu'à quelques mètres de là ça doit être la frontière et la France.
Un étrange petit château blanc, décoré de
frises colorées. Jamais rien vu de semblable en Suisse: Lobita se croît
transportée dans la petite ville mussolinienne de son enfance, où les
bourgeois avaient fait construire des maisons en style colonial. Est-ce qu'elle se déplace dans l'espace ou dans le temps?
A l'entrée d'un ancien jardin, une fouine contourne rapidement un pilier de vieilles briques. Puis le reflet blafard des réverbères éclaire un bâtiment carré, semblable à une grande maison au toit pointu: la mairie du village.
Plus loin, à sa gauche, la masse sombre d'un parc. A travers de grillages, qu'un petit enfant pourrait escalader, des allées proprettes en gravier, des tonnelles et des arcades de verdure.
...et une construction. On dirait une maison, en brique, à deux étages; mais c'est une maison aux énormes fenêtres sans vitres, c'est une maison sans toit. Est-elle en construction? Rien n'indique l'existence d'un chantier en cours. Un regard à l'intérieur révèle ce qui ressemble à un bassin. On dirait qu'on a voulu récréer la structure d'un bain thermal romain. Mais qui? pourquoi? Et comment ici, à la lisière de Genève?
Une passerelle étroite se perd dans l'ombre d'un quartier encore plus sombre et campagnard. Lobita aperçoit un toit, un clocher. Elle n'en croit pas ses yeux: c'est bien un clocher en bois, c'est bien une croix orthodoxe.
Lobita dans le jardin de la petite église en bois, qui est peut-être arrivée de Sibérie, à cheval d' une nuée. A la faible lumière qui émane de la rue voisine, quelque chose qui ressemble à un panneau; ça pourrait être la carte géographique d'un pays, mais elle est reproduite sur un support transparent.
La Roumaine? Mais que sont ces symboles bizarres, dont la carte est clairsemée: on dirait parfois des tibias croisés; Lobita ne comprend pas le roumain, mais reconnaît des racines latines, parentes de "concentrer", "exterminer"; pire, des racines russes: "gulag".
C'est une géographie de douleur, une géographie de massacre que cette carte illustre, et une petite inscription en français le confirme: c'est l'histoire de la lutte des chrétiens roumains contre le matérialisme soviétique, qui voulut anéantir tout ce qui était spirituel.
Lobita est bouleversée; et pourtant, à la sortie du jardin, de gentilles créatures viennent à sa rencontre: un hérisson affairé, puis une petite étoile qui se balance au bout d'une feuille - un ver luisant. Tout est là pour rappeler l'invincibilité de la vie. Et Lobita se sent mystérieusement heureuse.
C'est le matin à présent. est-ce que les lieux que j'ai vu la nuit dernière existent? Vaut-il vraiment la peine que je vérifie?
Car si l'ange qui veille sur mes nuits transforme mes pas en pèlerinage, comment ma volonté consciente ferait mieux...
Ce billet est tout particulièrement dédié à Dim, sans lequel mon projet de film pour IBJ n'aurait jamais vu le jour.