Vie dans la yourte (3)
Je suis une migrante. Ma famille était solidement établie en Argentine il y a 80 ans; depuis on a connu l'Italie, Bologne, Milan, puis moi tout seule j'ai goûté aux rigueurs du nord (la Belgique et même la Norvège) et j'ai mis des racines en Suisse. Peut-être pour cela, je sympathise avec les peuples migrateurs.
Mais les populations humaines paient le progrès technologique avec la perte du don prétieux de l'instinct. Si dans le passé les Vikings ont voyagé sans carte (probablement) jusqu'au Mexique, de nos jours aucun groupe humain ne peut accomplir le miracle que les oiseaux répètent chaque année avec leurs migrations (tu vois Philippe, tu l'as ton miracle!).
Une multitude d'espèces quitte les pays d'Europe septentrionale et centrale pour se diriger infailliblement vers le sud de l'Espagne et du Portugal, ou même vers l'Afrique du Nord. La route ancestrale de beaucoup de ces espèces passe par les cols hauts et périlleux des Pyrénées, au Pays Basque. Les oiseaux ne craignent ni les hauteurs, ni les vents, ni les tourbillons immenses de nuages noirs. Mais le pire ennemi reste l'homme. L'homme qui ayant observé les routes des oiseaux leur tend des embuscades mortelles et tire sans pitié dans les vols solidaires, sur les voyageurs épuisés. Vous êtes d'accord, ce n'est pas fair play.
Voilà ce qui appelait les habitants de La Ruche à Col Libre: en réunissant leurs modestes moyens financiers, ces amoureux de la nature avaient loué le col pour le soustraire à la seigneurie des chasseurs et y avaient construit la Ruche (la yourte) qui nous servait d'abri. Chaque jour, patiemment, ils suivaient les vols avec leurs jumelles et notaient les passages des oiseaux. Un rapport final très détaillé était remis aux autorités, dans l'espoir de réveiller leur intérêt pour les espèces menacées. Malgré l'horreur des armes, leur esprit était identique à celui des guerrilleros, ce qui passait parfaitement bien dans ce pays voué à la révolte.
J'avais profité d'une semaine de vacances scolaires pour rejoindre la yourte. C'était la période de la migration des palombes (ou pigeons ramiers- cliquez sur l'image pour plus d'infos), les victimes de choix des chasseurs basques. Les deux premiers jours au col se passèrent comme prévu: observation des vols de palombes matin et après-midi, préparation de repas végétariens, nettoyage, soirées assez joyeuses autour du poêle avec de bonnes bouteilles de vin espagnol. On m'avait recommandé de ne pas quitter le domaine de Col Libre, car les chasseurs restaient à l'affût dans leurs cabanes, pas loin de chez nous; mes camarades m'avaient garanti que certains chasseurs auraient été capables de nous tirer dessus en simulant un accident.
Je commençais également à connaître les espèces sédentaires, les vautours fauves (cliquez sur la photo à gauche), les rapaces et les chouettes qui criaient la nuit.
Ce fut la troisième nuit... Le soir, en sortant de la yourte pour vider l'eau de vaisselle, j'avais entendu des sons étranges monter de la vallée, des sons que je n'avais pas su identifier. Mais nous étions fatigués et nous nous couchâmes comme d'habitude.
Au coeur de la nuit, des cris aigus nous tirèrent de notre sommeil.
...A suivre...