Un 30 mai
Un 30 mai il y a bien de siècles, une fille de 19 ans fut brûlée vive sur la place du marché de Rouen. Le principal chef d'accusation retenu contre elle: avoir porté des vêtements d'homme.
Elle s'appelait Jehanne.
En honneur de cette fille héroïque, qui a enflammé (ce n'est pas un jeu de mots de mauvais goût) mon imagination depuis mon enfance (je crois un jour avoir vu ce vieux film), je veux aujourd'hui écrire une page.
Il est vrai que Jehanne D'Arc refusa d'ôter son pantalon, par crainte de
perdre sa virginité: c'est ce qui la mena à sa perte. Faut-il y voir un méfait de plus d'un Christianisme asexué, pétrifiant et inhumain? La question est bien plus complexe que ça.
Jehanne d'Arc était bien plus qu'une petite croyante obtuse: de nombreux témoignages historiques prouvent qu'elle était extraordinairement intelligente. Interrogée par des docteurs de l'Église, elle sut leur tenir tête, avec ruse et audace.
Jehanne avait une vocation singulière, incompatible avec une vie de femme, telle qu'on la concevait à son époque (et affirmer que le rôle social de la femme était déterminé par le Catholicisme serait faux et réducteur: dans la civilisation grecque et romaine, les femmes n'avaient guère plus d'autonomie). Pour cela Jehanne repoussa un jeune homme qui voulait l'épouser, et sut se défendre lorsqu'il fit appel à la justice.
Plus tard, elle vécut la vie des hommes, en dormant dans des campements, entourée de soldats. Si elle avait eu des relations avec un homme, on aurait pu la soupçonner d'avoir été la maîtresse de tous ses célèbres Compagnons. Elle aurait ainsi irrémédiablement perdu son charisme, pour devenir aux yeux des gens une vulgaire putain.
Or, Jehanne était trop imprégnée de sa vocation d'héroïne pour la sacrifier à quelques moments de plaisir sexuel.
Elle aurait pu se marier dans son petit village natal. Elle aurait dû oublier son rêve de bouter les Anglais hors de France et aurait passé le restant de ses jours à s'occuper du foyer et procréer. Avec un peu de chance, elle aurait survécu à son huitième ou neuvième accouchement.
Et là est pour moi la grosse question: si Jehanne avait préféré une vie moins dangereuse au foyer, son destin aurait été moins tragique, mais insignifiant.
Lorsque je pense au sort de Jehanne, je ne peux pas m'empêcher de l'associer à un autre destin tragique de femme, qui m'a profondément impressionnée: celui de Kalpana Chawla.
Kalpana Chawla périt dans l'accident la navette spatiale Columbia. La navette brûla au contact avec l'atmosphère, et ses occupants, comme autant d'Icares contemporains, brûlèrent aussi: je ne sais si cela se passa très vite, comme je l'espère, ou trop lentement.
Je me souviens avoir vu la mère de Kalpana à la TV: digne et fière, enveloppée dans son costume traditionnel indien, la goutte rouge peinte sur le front. Si Kalpana avait été comme sa mère, elle n'aurait pas quitté sa maison, ni troqué son sari contre un uniforme et son rôle de femme au foyer contre des ambitions masculines; elle vivrait probablement encore. Et je ne pourrai certainement pas affirmer avec certitude qu'un vol dans l'espace vaut une mort affreuse et précoce.
Mais il existe des vocations singulières qui exigent une certaine prise de risque. Ne m'accusez pas d'être folle, incendiaire, dérangée, troublée par trop de lectures romantiques: la vie est précieuse, mais elle l'est d'autant plus lorsqu'on goûte à sa fragilité.
Le rêve que les médias nous inculquent: une existence longue, paisible, comblée de toute sorte de plaisirs, à l'abri du moindre imprévu... n'est-ce pas de toute façon un mensonge?