Des abeilles dans une ruche de verre
... citation volée à Jean Cocteau.
Pendant que:
- mon dernier montage se paie un petit tour d'Europe
- notre travail autour de l'imaginaire et de la science (avec le groupe
d'adolescents) est déjà entre les mains des jurés du festival (brrrr!)
- le "Voyage dans l'espace" (du groupe d'enfants) se prépare à décoller pour le festival de Casablanca
- et tant d'autres projets prennent forme...
Brigetoun pose des questions troublantes, qui me font réfléchir à la fois à l'un de mes dernier projets (encore en chantier) et à une très vieille aventure (il y a 5 ans, c'est très vieux...).
Il m'est arrivé à deux reprises de travailler sur le thème du fil - fil de laine, fil à coudre ou à tisser. C'est plus que comique, car j'ai toujours détesté le tricot, le crochet, la broderie et toutes ces choses mystérieuses que les femmes font tous les jours sans se forcer (et les louves ratent impitoyablement).
Mais il faut savoir que je viens d'une région qui a construit sa fortune économique sur la fabrication de tissus et l'élevage de vers à soie.
Le travail d'il y a cinq ans, réalisé pour une petite exposition de jeunes artistes (là au milieu je faisais office de Mère Terre), n'était pas virtuel ni numérique: c'était une structure en fil métallique, fils de laine et fils de coton. Elle était intégrée à un jardin extraordinaire et cocasse, fabriqué avec de la fourrure synthétique, des fleurs artificielles, des tuyaux en plastique et des marsh-mallows (!); le tout se trouvait dans un sous-sol éclairé par une lucarne (et cela le
faisait ressembler à une serre).
C'était aussi ma première exposition (j'ai su lire à 4 ans, dans toute autre chose j'ai été en retard).
Je me souviens de la chose extraordinaire qui se produisit le soir du vernissage. Effectivement, en discutant avec les visiteurs, on découvrait que chacun avait vu une exposition différente. Comment se faisait-il?
Un jeune, qui venait de terminer
ses études et se battait péniblement pour trouver un travail,
marmonnait que dans un coin de l'expo il y avait quelque chose qui
ressemblait à l'épave d'un avion après le crash.
Une femme à la démarche crispée et au regard craintif remontait horrifiée l'escalier qui menait au sous-sol, en disant avoir vu une énorme toile d'araignée.
Presque en même temps, une dame, âgée mais radieuse, vint vers moi et m'interpella: "Vous aimez certainement la musique, j'ai vu que vous avez fait une sorte de grande harpe, ou peut-être est-ce une lyre?".
Un groupe d'enfants se lançait des appels pour aller voir "le cygne", "le grand oiseau aux ailes ouvertes".
J'avais cru jusque là (dans mon inexpérience) qu'une forme était une forme, un objet un objet. Dans une formation d'art-thérapeute que j'ai commencé et pas terminé, les gens entretenaient des convictions encore plus naïves: selon lesquelles l'objet ou l'image "réflètent" de façon absolument fidèle et dépourvue d'ambiguïté la personnalité de son auteur.
Cette soirée de vernissage fut une révélation: il n'y avait pas d'objet ni de
forme ni de moi auteur, mais un miroir, un miroir comme celui de
Cocteau: une ruche de verre, où l'on voit s'agiter des abeilles. A
chaque instant qui passe, le visage qu'on tente d'apercevoir est aspiré
et transformé, en une fuite d'images à l'instant même dépassées.
Pour répondre donc à Brigetoun, non, je ne peux pas prévoir l'effet qu'une image produit.
Oui, je suis obligée de lâcher mon image et de la laisser suivre son
parcours, sinon elle sera avortée. Il n'y a que les personnes proches
qui m'en donnent des échos intelligibles, les autres commentaires se
perdent au loin, et je ne vais pas les chercher.
Je retrouve l'ambiguïté du fil dans la vidéo musicale que nous sommes en
train de monter (avec ma copine musicienne et un groupe de très jeunes
chanteuses). Obligées de jouer sur un fil, les filles balancent entre
l'araignée d'un côté, de l'autre le ver à soie en passe de devenir
papillon. Leur féminité à peine esquissée, son potentiel d'amour et
danger, leurs corps beaux et gauches, tout pointe en mille directions,
amorcées et incertaines.
On y chercherait en vain l'univoque et le prévisible: et en même temps, tout leur charme est là...