Vie dans la yourte
Jean-Pierre s'est montré curieux, car je lui ai expliqué que j'ai vécu dans une yourte. Je veux bien en raconter plus. Aussi parce que le souvenir est un des plus beaux que j'ai et me remplit de douceur.
Mais il me faut d'abord répondre à une question: que voit un oiseau?
Cette question a bien travaillé mon esprit lorsque je vivais dans la Ruche de Col Libre. Car après avoir vu ce que j'ai vu, il me reste à savoir: eux, les oiseaux, qu'est-ce qu'ils voient?
Non, je ne suis pas une abeille. La Ruche est le nom de la yourte dont je parlais.
Malgré son nom, ce n'est pas pour les abeilles qu'on l'a construite. C'est pour les oiseaux. Les terrains de chasse se louent, vous le savez probablement. Et si les oiseaux louaient un vaste terrain de chasse pour s'y installer et en faire leur sanctuaire? Laissez-moi raconter toute l'histoire, elle en vaut la peine.
Ah, cette région tiraillée entre la France et l'Espagne, en réalité ni française ni espagnole! J'avais voyagé dans ma couchette pendant toute la nuit, j'avais vu passer l'absurdité de Lourdes (ce sanctuaire en forme de couronne construit autour de la source miraculeuse. J'ai lu un livre morbide sur les miracles de Lourdes et depuis, chaque fois que j'entends prononcer le nom de ce lieu, j'ai les frissons). Les pélerins étaient tous descendus à présent, et la vue du train vide était reposante. J'étais déscendue à Bayonne.
J'avais mangé du jambon pata negra (coupé épais, du gras moelleux au goût de noisettes); appris ce qu'est une novillada, en bavardant avec des hommes aux yeux noirs, dans un bar enfumé; admiré les éclairages crus de quelques magnifiques Zurbaran et Greco; flâné dans un marché qui sentait bon le midi. J'y achetai du miel sauvage et du chocolat aux fèves de cacao, menus cadeaux destinés à adoucir la sauvagerie des hôtes dont j'allais à la rencontre.
Désolée pour mes connationaux, en matière de chocolat nous avons des choses à apprendre: le chocolat de Bayonne, avec ses formes originales (plaques fines, blocs et écailles), sa pureté, son goût à la fois rond et agressif, est meilleur que le notre.
Le matin suivant, un petit train m'avait conduite jusqu'à Saint-Jean-Pied-de-Port. C'est là que j'ai observé pour la première fois de ma vie l'icône de l'ancien pélerin en marche, qui balise l'interminable route de Jacques de Compostelle. Chemin que dans l'ancien temps les gens parcouraient à pieds , pour purger leurs péchés ou pour découvrir le monde, je ne sais pas. Mais il semble que le pélérinage vantait déjà une excellente infrastructure (en moyenne, tous les 25 km une auberge accueillait les voyageurs!).
De là on était venu me chercher en voiture et nous avions entamé la montée vers Col Libre. Les indices de la civilisation moderne (centres commerciaux, immeubles, grandes routes) se faisaient de plus en plus rares et cédaient la place à un paysage âpre et fermé, à une forêt épaisse et rousse comme la terre - au moins aussi rousse que la Lou d'Apollinaire. La plus grande hêtraie d'Europe, m'expliqua mon guide. Des gitans nous proposèrent de leur acheter des bijoux en or - nous étions trop pauvres.
Au dernier arrêt nous dûmes remplir plusieurs bidons d'eau potable à une fontaine - car plus loin, adieu l'eau courante. C'était le signe que l'aventure commençait.
A suivre...